VI
ROUGE ET OR

En entrant dans sa chambre, Bolitho fut tout surpris d’y découvrir Foley, assis à sa table et occupé à consulter une carte. Il était habillé, sa figure avait retrouvé ses couleurs. Après qu’ils eurent viré Sandy Hook, il avait passé le plus clair de la traversée vautré sur le banc de bois. Faiblesse ou manque de volonté, il n’avait même pas utilisé la couchette. Il était resté là, les yeux mi-clos, le visage blanc comme de la cire.

Il leva les yeux et fit une grimace :

— Le mouvement se calme un peu…

Bolitho acquiesça.

— Nous sommes dans la baie, le cap May est à environ cinq milles par tribord avant.

— Je vois.

Foley se replongea dans la carte quelques secondes en tapotant du doigt des calculs et relèvements qu’y avait gribouillés Bolitho.

— Quel est votre avis, commandant ?

Bolitho examinait la tête penchée devant lui : c’était la première fois qu’il lui demandait son avis sur un quelconque sujet. Toute sa toile dessus, l’Hirondelle avait bien mérité son nom au cours de la traversée. Bolitho en avait laissé de côté ses appréhensions, à défaut de les oublier, et il avait connu de grandes joies à expérimenter cette vitalité, cette liberté de mouvement. Ils s’étaient ensuite rapprochés de terre pour faire le point. Une grosse tempête s’était levée, d’une violence telle qu’il avait fallu mettre tout le monde sur le pont pour prendre des ris et gagner au large pour avoir un peu d’eau. Après ces bons débuts, qui leur avaient même permis d’établir les flèches, ce coup de chien avait été une grosse déception. Mais ils étaient enfin arrivés à l’entrée de la Delaware une journée après avoir levé l’ancre, près du cap May, à l’endroit précis prévu par Bolitho. Pendant que Buckle prenait ses relèvements, la tempête s’était éloignée au large, aplatissant la mer et noyant la côte plus efficacement que n’aurait pu le faire la nuit. Ils avaient passé une autre journée à tirer des bords sans que quiconque, hors la vigie, vît la terre, au milieu des grains et sous un ciel bas.

Il s’entendit répondre :

— Le vent a encore adonné, monsieur, et il tombe. Il est suroît à présent.

Il entendait le bruit des palans là-haut, le safran qui pivotait sous le tableau, et il imaginait Tyrrell et Buckle près de la roue. Il voyait aussi la carte, cette grande baie qui s’ouvrait de chaque bord. L’Hirondelle sous huniers au bas ris se rapprochait de la côte. Tyrrell semblait un indestructible donjon, et on aurait cru qu’il connaissait ces parages jusqu’au moindre banc de sable, jusqu’au moindre courant, comme s’ils avaient été gravés dans sa tête.

Foley leva la tête et lui fit un grand sourire.

— Nous avons déjà mis trop longtemps. Je dois savoir si vous pensez que nous pouvons continuer.

Il posa son index sur la carte.

— C’est ici, plein nord de l’endroit où vous dites que nous sommes. J’estime la distance à environ six lieues, cette petite anse, ici.

Il parlait vite, semblait agité.

Bolitho se pencha sur la table.

— A l’ouest de la rivière Maurice ?

Il se tut, il essayait d’imaginer l’angle des vergues, le vent qui faiblissait et tombait par le travers.

— Nous en avons pour quatre heures, davantage si le vent mollit.

Il se redressa, desserra sa cravate. Les rideaux hermétiquement fermés pour ne pas laisser filtrer la moindre lueur, la chambre était sombre comme un four. Sur le pont, comme depuis le début de la traversée, il n’avait ressenti ni fatigue ni tension. Maintenant, il se sentait moins sûr de lui, il en était presque au point d’avoir pitié de Foley, qui en avait vu de toutes les couleurs. Dehors, la nuit était d’un noir d’encre et, depuis qu’ils avaient quitté l’abri de la terre, il avait dû vivre comme un homme enfermé dans une cave sans lumière.

— Vos éclaireurs, demanda-t-il, combien de temps leur faut-il ?

— Peut-être six heures.

Foley s’étira, se mit à bâiller. Il se détendait un peu.

Bolitho tenta de réfléchir.

— Dans ce cas, nous devrons mouiller et attendre demain soir pour quitter la baie. Il peut très bien y avoir des bâtiments ennemis dans les parages, et je ne veux pas m’exposer à livrer combat dans des eaux aussi resserrées, surtout dans l’éventualité où vos éclaireurs ne réussiraient pas à retrouver la compagnie d’infanterie, ce qui nous prendrait une journée de plus.

— La manœuvre du bâtiment est de votre responsabilité – Foley le fixait tranquillement. Eh bien ?

— La marée est favorable et, si nous attendons davantage, nous risquons en outre de ne plus avoir de vent. Je suis paré.

Foley se leva en se massant l’estomac.

— Parfait ! Par Dieu, je crois bien que j’ai retrouvé mon appétit.

— Je suis désolé, monsieur, fit Bolitho en souriant, mais le feu de la cuisine est éteint. À moins, ajouta-t-il, que vous ne vous contentiez de bœuf salé ?

Foley lui jeta un regard plein de rancune :

— Vous êtes cruel avec moi, la seule vue de cette chose me rendrait aussi faible qu’un rat.

Bolitho, sur le chemin de la porte, lança :

— A bord des vaisseaux du roi, les rats sont rarement faibles !

Une fois monté sur le pont, il dut attendre plusieurs secondes avant de voir plus loin que la lisse. Sur le pont même, il distinguait tout juste les marins qui attendaient et dont les silhouettes se détachaient contre la masse plus sombre des pièces. Il revint à l’arrière et tendit la main au-dessus du compas, noyé lui aussi dans l’obscurité.

— En route plein nord, monsieur, annonça Buckle.

— Bien – et à Tyrrell : Je veux nos deux meilleurs sondeurs dans les bossoirs.

— C’est déjà, fait, monsieur, répondit le second en haussant les épaules, ça m’a paru judicieux.

— Lorsque nous serons plus près de la rive nord, nous mettrons un canot à la mer.

Bolitho chercha du regard la grande silhouette de Stockdale, qui se tenait près des filets.

— Vous embarquerez dans le canot avec une ligne de sonde. Les alentours sont tellement traîtres que vous devrez rester devant et sonder à courir. Compris ?

— Il vaudrait mieux que je reste à bord, monsieur, répondit Stockdale, l’air buté.

— Votre place est là où je le décide, Stockdale – mais il se radoucit aussitôt : Faites ce que je vous demande et prenez une lanterne sourde. Vous pourrez avoir besoin de nous prévenir – puis, se tournant vers Tyrrell : Si cela arrive, nous jetterons l’ancre de détroit et il ne nous restera plus qu’à prier.

Les voiles faseyaient doucement. À sentir le souffle faiblissant sur son visage, Bolitho savait très bien que le vent tombait. Il essaya de chasser de ses pensées la vision de cauchemar de l’Hirondelle en train de toucher. Il était responsable de cela – non, il était responsable d’eux tous.

— Lorsque nous serons arrivés, monsieur Tyrrell, vous ferez mettre le canot tribord à la mer. M. Heyward accompagnera nos passagers à terre et reviendra lorsque tout sera réglé.

— Il faudra qu’ils pataugent pour les dernières brasses, remarqua Tyrrell, c’est plutôt accore par ici.

— Alors, vous avez deviné où nous allons ?

Il sourit de toutes ses dents qui brillaient dans la nuit.

— Y en a pas deux qui se prêtent à ce genre de sport, monsieur.

De l’avant vint l’appel de l’homme de sonde qui annonçait à voix basse : « Cinq brasses. »

— Revenez un brin, monsieur Buckle, murmura Tyrrell – il se passa lentement la main sur le menton. Nous avons dû dériver un peu.

Bolitho ne disait rien. Ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient, mais grâce à Dieu, l’Hirondelle ne calait pas grand-chose. Sans quoi… « Six brasses ! »

— J’aime mieux ça, grommela Tyrrell. Par mauvais temps, j’ai vu la marée faire pivoter une goélette comme une bille de bois.

— Merci.

Bolitho observait la tache claire du plomb qui tombait dans l’eau, un autre coup de sonde. « Cinq brasses ! »

— Faites confiance à un soldat pour inventer un coin pareil, fit Tyrrell.

Il se pencha sur le compas.

— Un peu plus à l’ouest, dans le chenal principal de la Delaware, nous trouverons plus d’eau, quelle que soit la marée.

« Quatre trois quarts ! »

— Par l’enfer ! murmura Buckle.

Il y eut des crissements de bottes sur le pont, Foley demanda d’une voix inquiète :

— Comment ça va, commandant ?

« Trois brasses ! »

— Est-il vraiment nécessaire que cet homme fasse autant de bruit ?

Foley dévisageait tour à tour les silhouettes groupées autour de l’habitacle.

— C’est ça, répondit tranquillement Tyrrell, ou laisser notre quille au fond.

— Et, compléta Bolitho, un homme de votre stature à qui viendrait cette idée saugrenue pourrait à peine marcher entre la coque et le fond.

Foley ne prononça pas un seul mot pendant une bonne minute. Il se décida enfin :

— Je suis désolé, ma remarque était stupide.

« Quatre ! »

— Ça va mieux, dit Buckle en poussant un long soupir.

Bolitho sentit que Tyrrell lui prenait le bras :

— Si nous le pouvons, il vaut mieux rester au même cap, ça nous donnerait de l’eau. On aura la place pour éviter et les fonds sont bons. Si on touche, ce ne devrait pas être trop grave.

— Commandant !

Foley parlait toujours de la même manière, sèche et impatiente ; il l’attendait près des filets.

— Cet homme, Tyrrell, il est américain ?

— Un colon, monsieur, comme une bonne partie de l’équipage.

— Peste !

— Et il est également officier du roi, monsieur, compléta Bolitho. J’espère que vous vous en souviendrez.

Le pantalon blanc de Foley disparut dans la descente et Tyrrell eut ce commentaire acide :

— Il doit croire que je vais mettre le bâtiment au plein pour le plaisir de l’emmerder, j’imagine.

— Ça suffit !

Bolitho se retourna pour observer l’eau phosphorescente qui dansait sous les sabords fermés. On eût cru des algues magiques, qui changeaient de forme, disparaissaient, reprenaient vie un peu plus loin le long de la coque.

— Et je ne lui envie pas son boulot.

En plus, c’était vrai.

La terre était quelque part, là, dans l’obscurité. Des collines et des fleuves, la forêt, des épineux qui pouvaient vous crever l’œil si vous ne preniez garde. On ne comptait plus les histoires d’embuscades et d’attaques dans cette région. Même en faisant la part de l’exagération, il y avait de quoi donner froid dans le dos au plus endurci des combattants. Des Indiens que l’armée de Washington utilisait comme éclaireurs, qui se déplaçaient avec la discrétion d’un renard et vous massacraient avec la sauvagerie d’un tigre. Un monde d’ombres et de cris étranges, des cris à réveiller une sentinelle et à lui faire avoir des sueurs froides, si elle avait de la chance. Sinon, on la retrouvait morte et débarrassée de son fusil.

« Huit brasses ! »

— Nous pouvons quitter le chenal, déclara Tyrrell, je suggère de faire cap nord-est.

— Très bien, bordez les voiles et venez au nouveau cap.

Et ils continuèrent ainsi, heure après heure, dans la litanie des sondes, à prendre des ris dans les huniers et à les rendre pour s’adapter à un vent facétieux qui était leur bien le plus précieux.

De temps en temps, Tyrrell allait faire un tour à l’avant pour tâter le cul du plomb de sonde. Il triturait la matière entre ses doigts ou la reniflait comme un vulgaire chien de chasse.

Sans sa connaissance invraisemblable de ces eaux, sans la sûreté de son jugement alors qu’ils avaient aussi peu d’eau sous la quille, Bolitho savait qu’il aurait déjà mouillé depuis belle lurette pour attendre l’aube.

Foley refit plusieurs apparitions mais sans ajouter un mot au sujet de Tyrrell. Il rassembla ses éclaireurs, discuta de longues minutes avec leur sergent. Un peu plus tard, il remarqua seulement :

— Messieurs, si j’en avais un régiment comme ça, je crois que je pourrais reconquérir l’Amérique.

Bolitho le laissait parler sans jamais l’interrompre, cela faisait un peu tomber la tension de l’attente. Et l’aidait aussi à découvrir l’homme derrière l’arrogance guerrière qui lui servait d’armure.

— J’ai combattu les Américains en pas mal d’endroits, commandant. Ils apprennent vite et savent tirer parti de ce qu’ils ont appris.

Sa voix se fit plus amère :

— Il y a une raison bien simple à cela, poursuivit-il : ils ont chez eux un noyau de déserteurs anglais et quelques soldats de fortune. J’ai déjà eu affaire à ces rebuts de l’humanité. Au cours d’mi combat, je m’en souviens, la plupart de mes hommes ne parlaient que quelques mots d’anglais. Imaginez ça, commandant, ils portaient l’uniforme du roi, mais ils pratiquaient divers dialectes germaniques bien mieux que notre propre langue !

— Je ne savais pas qu’il y avait autant de déserteurs anglais.

— Certains d’entre eux étaient affectés dans le pays avant même le début de la rébellion, ils y ont pris racine. D’autres ont mis tout leur espoir dans ce qu’ils pourraient récupérer plus tard, des terres, que sais-je, quelque ferme abandonnée.

Il avait retrouvé son ton habituel, plein d’amertume.

— Mais ce sont des gens qui se battent à mort, indépendamment de leurs convictions. Ils savent très bien que, s’ils se font prendre et qu’on les déclare déserteurs, ils quitteront ce bas monde au bout d’une corde.

Tyrrell émergea de l’ombre et dit à voix basse :

— Parés à mettre le canot à la mer, monsieur. D’après moi, l’anse est par le travers bâbord.

Ce qu’ils avaient à faire diminua provisoirement la tension. Des ordres murmurés, des crissements d’ongles, les marins qui hissaient le canot avant de le mettre à l’eau de l’autre côté du pavois.

L’aspirant Heyward attendait près de l’embarcation. Bolitho lui dit :

— Faites bien attention lorsque vous toucherez le rivage. Gardez votre bon sens, pas d’héroïsme.

Il lui prit le bras : il le sentait tendu comme un ressort.

— J’ai envie de vous voir quitter l’Hirondelle en uniforme de lieutenant et en un seul morceau, vous le savez.

— Merci, monsieur.

Graves grimpa souplement l’échelle.

— Canot paré !

Il jeta un regard à l’aspirant :

— Envoyez-moi là-bas, monsieur, il ne fait pas l’affaire pour ce genre de chose.

Bolitho essaya de déchiffrer l’expression de son visage, mais c’était impossible. Il se faisait peut-être réellement du souci au sujet de l’aspirant. Ou bien, il voyait cette occasion de combattre comme une chance inespérée d’accélérer sa promotion. Dans les deux cas, Bolitho ne pouvait aller dans son sens. Il répondit :

— Lorsque j’avais son âge, j’étais déjà lieutenant. Les choses n’étaient pas faciles dans ce temps-là et elles ne le seront pas davantage pour lui jusqu’à ce qu’il ait accepté d’assumer ce qui justifie son autorité.

— Signal du canot, monsieur, annonça Bethune : « Trois éclats ! »

— Le fond a changé, cria Tyrrell, c’est le plus probable. Je suggère de mouiller, monsieur.

— Très bien.

Bolitho apercevait la silhouette noire du canot qui bouchonnait doucement à bâbord.

— Le hunier d’artimon à contre, parés à affaler ! Nous allons mouiller et porter l’ancre de détroit dans l’autre canot. Vivement, sans ça on ira bientôt rejoindre Stockdale dans le sien !

Les hommes se précipitèrent à la coupée. Quelque part dans les hauts, un homme cria, il venait de manquer tomber tête la première, Le hunier d’artimon claquait en tous sens alors que le vent tombait encore, avec un bruit à réveiller un mort. Les hommes couraient dans le noir aux bras et aux drisses, mais ils connaissaient si bien l’emplacement de chaque bout que la manœuvre ne leur était guère plus difficile qu’en plein jour.

En hésitant d’abord, après quelques embardées, la corvette finit par se stabiliser sur son câble dans des remous phosphorescents. Les deux chaloupes se balançaient déjà au-dessus des passavants, les armements embarquèrent et empoignèrent vaille que vaille les avirons.

Tout cela ne prit que quelques minutes, puis tout retomba dans un grand calme. Voiles carguées, la coque se balançait doucement sur ses deux ancres. Tout près, les embarcations manœuvraient lentement, comme des prédateurs autour d’une baleine harponnée.

Foley attendait près des filets.

— Mettez mes éclaireurs à terre, commandant, vous avez fait votre part.

Et il se dirigea vers la coupée bâbord pour surveiller l’embarquement de ses hommes.

— Monsieur Tyrrell, à quoi ressemble cette crique ? demanda Bolitho.

Le lieutenant passa la main dans ses cheveux.

— Elle est bien abritée, sauf pour un bâtiment qui passerait tout près. À l’intérieur, la forêt est épaisse et, si je me souviens bien, il y a deux rivières qui se jettent droit devant nous.

Il jeta un coup d’œil dehors.

— Le canot est presque arrivé. Si nous entendons des coups de feu, cela voudra dire qu’il faut se faire du mouron – il souriait. Ah oui, autre chose : nous n’avons pas besoin de vent pour partir d’ici. On peut sortir les rames et la tirer de là.

Pour n’importe quel autre bâtiment, se dit Bolitho, cette mission aurait été pure folie : près de la côte, confiné dans la baie, l’issue était presque certaine.

Il ordonna :

— Dites à Tilby de faire graisser les rames pendant que nous n’avons rien de mieux à faire. Si nous devons partir d’ici, il vaudra mieux le faire en silence.

Et Tyrrell partit fouiner à la recherche des boscos.

— Je pense que je vais aller dormir un peu, déclara Foley qui venait de réapparaître.

— Vous ne dormirez pas, lui répondit Bolitho, c’est votre tour de prendre le relais.

— Le canot revient, annonça Bethune, tout excité. Tout va bien.

Bolitho lui sourit :

— Dites aux hommes que tout le monde reste de quart cette nuit, mais ils peuvent dormir, bordée par bordée. Allez ensuite trouver le cuistot et voyez ce qu’il pourrait nous fabriquer sans rallumer ses feux.

L’aspirant disparut à toute vitesse et Graves remarqua amèrement :

— Il avalerait n’importe quoi, même s’il n’arrivait pas à repérer ces foutus charançons dans le noir.

Bolitho alla s’asseoir sur le panneau et entrouvrit sa chemise. Il était là à dodeliner de la tête quand il entendit une grosse masse arriver sur le pont : Stockdale était de retour. Il attendait là, pour le cas où, comme il disait.

Une seconde plus tard, il donnait d’un sommeil de plomb.

 

— Mais où diable sont-ils donc ?

Tyrrell pointait sa lunette à travers les filets et balayait lentement le paysage. Il était près de midi, l’Hirondelle toujours sur ses deux ancres emmagasinait la chaleur comme une bouillotte. Le vent et les nuages avaient disparu pendant la nuit, il était impossible de faire un pas sans transpirer abondamment sous ce soleil de plomb.

Bolitho sortit sa chemise de sa ceinture. Il était sur le pont depuis qu’il s’était réveillé à l’aube et, comme Tyrrell, s’inquiétait de ce manque de résultats. Les choses étaient complètement différentes à la lumière du jour. Aux premières lueurs, il avait examiné la terre toute proche qui sortait de l’obscurité, les collines arrondies, les arbres dans le lointain, de jolies petites plages en croissant posées à l’ombre de ramées qui descendaient pratiquement jusqu’au bord de l’eau. Tout semblait calme et tranquille, presque trop calme.

Il se traîna jusqu’à l’autre bord et fit la grimace en sentant le soleil lui brûler les épaules. La baie semblait très vaste, l’eau se parsemait de moutons et, sans les tourbillons de courant, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’un lac. La baie s’étalait sur vingt milles de large et autant de la pointe jusqu’à la côte nord où se jetait le grand Delaware. Au-delà de la pointe qui encerclait la crique et protégeait l’Hirondelle à la vue d’un bâtiment, le fleuve décrivait une série de méandres. À soixante-dix milles devant, on apercevait les faubourgs de Philadelphie.

Sur le pont, certains des hommes étaient de quart. Ailleurs, des jambes allongées signalaient ceux qui s’étaient réfugiés sous les passavants pour chercher un peu d’ombre. Il leva les yeux. Les vergues avaient été camouflées sous des branches feuillues rapportées à bord dès qu’il avait fait jour. Elles pouvaient à la rigueur masquer la silhouette de la corvette, mais ne tromperaient pas un observateur averti.

Entre le bâtiment et la plage la plus proche, un canot patrouillait lentement. L’aspirant Bethune se tenait à l’avant pour surveiller le rivage. Il avait bêtement ôté sa chemise et, en dépit de son hâle, il risquait de s’en mordre les doigts plus tard.

Tyrrell le suivit quand il retourna à l’abri des filets.

— J’aimerais aller faire un tour à terre, monsieur… – il attendit que Bolitho se soit retourné. Je pourrais prendre un petit détachement avec moi.

Il ouvrit le devant de sa chemise trempée et avala une longue goulée d’air.

— Ça vaudrait mieux que d’attendre ici comme du bétail à l’abattoir.

— Je ne sais pas trop.

Bolitho s’abrita les yeux pour chercher ce qui venait de faire trembler les arbres. Mais non, sans doute un grand oiseau.

Tyrrell insistait :

— Écoutez, monsieur, j’imagine que les ordres sont secrets, mais tout le bord sait très bien où nous sommes. Les éclaireurs se sont laissés aller à quelques petites confidences, le rhum y a aidé.

— Je m’en doutais, fit Bolitho avec une moue de dépit.

— Oui, on dirait que nous devons récupérer un tas de soldats qui se sont perdus dans la contrée – il fit la grimace. Et, je le crois volontiers, c’est pas un coin à mettre une caserne.

Bolitho l’observait en silence, pesant le pour et le contre. Tyrrell n’avait pas parlé du trésor, ce qui donnait à penser que Foley n’en avait pas informé ses hommes. Et c’était aussi bien comme ça : certains d’entre eux auraient pu être tentés de travailler pour leur compte.

— C’est d’accord, choisissez tranquillement vos hommes et prenez le canot. Vous aurez également besoin d’armes et de provisions, sans quoi…

— Sans quoi, compléta Tyrrell en souriant, nous pourrions avoir du souci si l’Hirondelle appareillait sans nous attendre, hein ?

— C’est un risque. Vous voulez réfléchir ?

— Non, j’y vais.

— Je vais noter ceci par écrit au journal de bord, conclut Bolitho.

— Pas besoin, monsieur – il eut un triste sourire. Si je fais une bêtise, je n’ai pas envie que vous passiez en cour martiale à cause de moi.

— Dans tous les cas, peu importe, j’écris – il se força à sourire. Allez, fichez-moi le camp.

Le canot n’avait pas encore fait une encablure que Foley arriva sur le pont, le visage vert de rage :

— Où s’en va-t-il ?

Il s’accrocha aux filets, les yeux rivés sur l’embarcation qui disparaissait presque dans la brume.

— Vous lui avez donné l’autorisation ?

— Oui.

— Vous êtes encore plus stupide que je ne croyais ! Comment avez-vous pu oser prendre cette décision tout seul ?

Foley perdait son calme, l’inquiétude l’égarait.

— Mon colonel, je ne doute pas que vous soyez un excellent fantassin. Et vous avez assez d’expérience pour savoir que si vos éclaireurs n’ont pas réussi à établir le contact, ils sont à l’heure qu’il est ou morts ou prisonniers – il restait très calme. Vous aurez également pris en compte, j’en suis sûr, que je n’ai pas l’intention de risquer mon bâtiment et mon équipage pour exécuter un plan mal ficelé.

Foley ouvrit la bouche, la referma. Il finit par dire platement :

— J’ai mes ordres. Il faut récupérer le général.

— Et vous oubliez l’or, compléta amèrement Bolitho, l’or aussi, j’imagine ?

Foley se frotta les yeux, il avait soudain l’air épuisé.

— Il faudrait un régiment pour fouiller cette zone. Et même ainsi…

Il n’en dit pas plus.

Bolitho prit une lunette et la posa sur la lisse. On ne voyait plus le canot.

— J’ai pleine confiance en M. Tyrrell. Au moins, lui, risque de trouver quelque chose.

Bolitho laissait son regard errer sur le pont écrasé de soleil.

— Je l’espère, commandant. Sans quoi vous perdrez votre bâtiment, et ce ne sera que le moindre de vos ennuis.

Graves montait l’échelle et s’éloigna un peu en les apercevant. Bolitho fronça le sourcil : ainsi, c’est lui qui avait vendu la mèche.

— Et ce général, demanda-t-il, qui est-ce, mon colonel ?

Foley se sortit de ses réflexions.

— Sir James Blundell. Il était venu ici en tournée d’inspection ! – il eut un petit rire. Le temps d’arriver à New York, il y avait déjà moins de choses à inspecter qu’il ne croyait. Il possédait de grandes propriétés en Pennsylvanie, de quoi acheter un bon millier de bâtiments comme le vôtre.

Bolitho se détourna. Il n’avait encore jamais entendu parler de cet homme, mais il en savait plus que nécessaire. Foley n’en dirait pas plus, toutefois c’était bien suffisant. Blundell s’était visiblement laissé coincer dans le reflux en essayant de récupérer sa fortune personnelle. Pis encore, il avait mis à profit ses fonctions d’inspecteur général pour servir ses propres intérêts, et il avait pour ce faire distrait une compagnie dont on manquait cruellement ailleurs.

Foley le regarda longuement.

— Les hommes qui l’accompagnent sont les miens. C’est tout ce qu’il reste d’un bataillon entier. Vous comprenez pourquoi je dois faire ce que je fais.

— Si vous me l’aviez dit depuis le début, mon colonel, cela aurait mieux valu pour nous deux.

Mais Foley semblait ne pas l’entendre.

— Ce sont les meilleurs hommes que j’aie jamais commandés dans ce pays et nous avons vécu des dizaines d’affaires ensemble. Dieu m’entende, il n’y a pas meilleur soldat que le fantassin anglais quand il faut se battre. Vous en prenez ne serait-ce qu’un petit carré, ils résisteraient à toute la cavalerie française réunie.

Il eut un geste d’impuissance.

— Mais par ici, ils sont comme des enfants perdus, ils n’ont aucune chance face à des adversaires qui ont toujours vécu dans ces bois et dans ces plaines et qui ont connu l’époque où une seule balle de mousquet marquait la limite entre se faire tuer et mourir de faim !

Bolitho ne savait trop comment exprimer ce qu’il avait envie de lui demander. Il dit enfin :

— Mais vous étiez avec vos hommes lorsque tout ceci est arrivé ?

Foley observait deux mouettes qui plongeaient autour des hunes en poussant des cris.

— Non. On m’avait envoyé à New York avec un convoi, du ravitaillement inutile et des femmes de soldats.

Il le regardait, l’air dur.

— Sans compter la nièce du général – je m’en voudrais de l’oublier, celle-là. Même sur cette route supposée sûre, nous étions harcelés par les tireurs ennemis, pas un jour ne passait sans qu’un de ces malheureux succombe à leurs longs mousquets. Par Dieu, je suis sûr que certains d’entre eux vous descendraient une mouche à cinquante pas !

Le pont se balançait doucement. En levant les yeux, Bolitho vit la flamme s’agiter mollement avant de retomber, piteuse. C’était la première brise depuis longtemps.

— Mon colonel, je vous suggère de prendre un peu de repos tant que vous le pouvez. Je vous préviendrai s’il se passe quoi que ce soit.

— Si votre M. Tyrrell revient, répondit Foley d’une voix pleine de rancœur – et il ajouta : J’ai eu tort, j’ai été si bouleversé par tous ces événements que je ne suis plus moi-même.

Bolitho le regarda disparaître dans la descente et alla s’asseoir sur une bitte. Si rien ne se passait sous peu, Foley allait devoir prendre une décision. Et quant à lui, Tyrrell perdu, sa mission ratée, il ne lui restait rien à espérer lorsqu’ils rentreraient à Sandy Hook.

L’Hirondelle passa tout l’après-midi et la soirée piquée là en plein soleil. Le pont collait tellement que les hommes avaient du mal à se déplacer ; les fûts des pièces étaient brûlants comme s’ils tiraient depuis des heures. Les relèves de quart se succédaient, les factionnaires faisaient les cent pas, on n’entendait rien, on ne voyait rien.

Les premières lueurs du couchant teintaient la crique et les collines s’empourpraient lorsque Foley remonta sur le pont.

— Nous ne pouvons rien faire de plus.

Bolitho se mordit la lèvre : Tyrrell n’était pas rentré, il était peut-être déjà sur le chemin du retour ou guidait les éclaireurs américains vers la crique. Il se secoua comme un chien, la fatigue et la déception le laissaient vide, lui ôtant toute confiance en lui.

L’aspirant Heyward se tenait à la coupée tribord, le corps affaissé contre la lisse comme quelqu’un qui dort. Il sursauta soudain et appela :

— Le canot, monsieur ! Il arrive de la pointe !

Bolitho courut vers lui. Il se moquait bien de ce que Tyrrell avait ou n’avait pas découvert, on tenait l’essentiel : il était de retour ! Voilà qui suffisait amplement.

Lorsque le canot accosta, il vit les nageurs courbés sur leurs avirons comme des poupées de chiffon, la figure et les bras rouges du soleil qu’ils avaient enduré pendant toute une journée. Tyrrell grimpa sur la dunette. Ses jambes et ses bras étaient tout égratignés, ses vêtements, déchirés.

— Vos éclaireurs n’ont rien trouvé, mon colonel, annonça-t-il sans prendre de formes, mais nous si.

Il prit un quart d’eau fraîche et but goulûment.

— Des morts, des tas de morts. En haut du fleuve, dans un fort incendié.

Foley observait les arbres derrière la crique.

— Ainsi, mes hommes continuent à fouiller l’endroit.

Tyrrell fit comme s’il n’avait pas entendu.

— Nous sommes entrés dans l’embouchure et sommes tombés sur ce fort par hasard – il détourna les yeux. Et ce n’est pas tout, tant que j’y suis.

Bolitho se taisait toujours, la tension montait. Il comprenait trop bien Tyrrell, ce qu’il avait dû ressentir en voyant ce spectacle.

— Juste en haut, continua Tyrrell d’une voix lasse, plantée là comme une princesse, si vous me permettez, il y avait une foutue frégate.

— Une frégate américaine ! s’exclama Foley.

— Non, mon colonel, pas américaine du tout – il se tourna vers Bolitho, le regard grave. Une frégate française, rien de moins. Pas de pavillon : j’en ai conclu qu’il s’agissait d’un corsaire.

Bolitho essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. S’ils n’étaient pas entrés aussi discrètement dans la baie, grâce à Tyrrell, ils se seraient jetés tout droit sur les canons de la frégate. Au mieux, ils se seraient fait tomber dessus au mouillage.

— Il semble donc que votre général s’est fait prendre, continua Tyrrell. Je ne vois pas pourquoi il faudrait traîner ici pour subir le même sort, pas vrai ?

— Avez-vous pu observer ce qu’ils fabriquaient ? lui demanda Bolitho.

Il essayait de s’imaginer le fleuve autour de la pointe, la frégate mouillée de façon à prendre à partie un adversaire venu de n’importe quelle direction.

Tyrrell haussa les épaules.

— Il y avait des traces de pas sur la plage. J’imagine qu’ils avaient envoyé des embarcations à terre pour faire aiguade. Mais aucun prisonnier, apparemment.

— Donc, on dirait que ces soldats disparus sont toujours perdus.

Bolitho jeta un coup d’œil au colonel.

— Si le vent se lève, je présume que la frégate va appareiller. Elle ne va pas se risquer à naviguer de nuit, nous sommes donc tranquilles jusqu’à l’aube. Ensuite…

Il n’en dit pas plus.

— Le canot, cria Bethune, monsieur, le canot fait des signaux !

Ils se tournèrent d’un seul mouvement vers la plage noyée dans l’ombre. Au mouvement des avirons, le canot se dirigeait vers la rive. Une silhouette solitaire se tenait debout, l’homme agitait son mousquet pour attirer l’attention de Bethune. C’était l’un des éclaireurs de Foley.

— Je veux descendre à terre immédiatement, cria Foley en se précipitant vers la coupée, ils ont retrouvé le général !

Bolitho courut derrière lui et sauta dans le canot, Stockdale sur ses talons.

Lorsqu’ils eurent touché la plage, Bolitho sauta par-dessus le plat-bord et franchit les derniers mètres dans une eau claire, vaguement conscient du fait qu’il n’avait pas dû mettre le pied à terre depuis leur départ d’Antigua, il y avait combien de mois de cela. Il attendit sous un arbre tandis que Foley interrogeait l’éclaireur. L’homme risquait de perdre ses moyens s’ils y allaient tous les deux.

Foley s’approcha de lui, ses bottes crissaient dans le sable.

— Ils les ont retrouvés – il lui montra la lisière de la forêt. Le premier détachement va arriver d’ici une heure.

— Le premier détachement ?

Bolitho avait cru voir du désespoir dans le regard de Foley.

— Le général arrive en tête avec mes éclaireurs et tous les hommes valides – il prit une grande respiration. Mais il en reste soixante autres, les blessés et les malades, ils se déplacent plus lentement. Cela fait des jours qu’ils sont en route, ils sont tombés dans une embuscade dans la nuit d’avant-hier mais ont réussi à repousser les attaquants. Le général dit que c’étaient des Français.

— Des Français de cette frégate, probablement.

Bolitho essayait de se représenter le calvaire de ces soldats malades ou blessés. Ils ne savaient pas où ils étaient, leur survie était incertaine.

— Le loup est sorti du bois. Cette frégate s’attend certainement à nous voir monter une expédition de secours et, à vrai dire, j’aimerais bien être à leur place.

Foley poussa un gros soupir.

— Je suis d’accord. Que comptez-vous faire ?

Bolitho attendit un peu avant de répondre. Il appela d’un geste Bethune, occupé à donner de l’eau de sa gourde à l’éclaireur.

— Retournez immédiatement à bord. Présentez mes compliments à M. Tyrrell et dites-lui de se tenir paré à accueillir le premier détachement d’ici à une heure. Il me faut une bordée à terre avec toutes les embarcations. Qu’il organise tout pour que nous puissions les embarquer, quitte à jeter tout ce qui n’est pas de première nécessité.

L’aspirant se précipita vers le canot, ses épaules étaient rouges comme des fruits mûrs.

— Ce sera un miracle si nous parvenons à les récupérer, fit doucement Foley.

Bolitho lui sourit.

— Les miracles sont des choses qui arrivent, mon colonel, de temps à autre.

Il se dirigea vers l’embarcation, toute fatigue oubliée. Foley restait à terre avec son éclaireur.

Le colonel l’appela :

— Je vais aller voir ce qui se passe un peu plus loin – il se détourna. Je vais essayer de rejoindre mes hommes, ou ce qu’il en reste.

Sa tunique rouge disparut entre les arbres.

 

Le général Sir James Blundell était assis dans l’un des sièges de Bolitho et tendait sa jambe à son ordonnance.

— Pour l’amour du ciel, ôtez-moi donc ces bottes !

Il jeta un regard au fanal avant d’ajouter :

— Je prendrais bien un verre de quelque chose, j’ai le gosier sec comme un coup de trique ! – et, houspillant l’ordonnance qui traînait : Allez, dépêche-toi, espèce d’imbécile !

Le regard de Foley croisa celui de Bolitho. Il avait dans les yeux un mélange de colère et de honte.

— Pourriez-vous faire quelque chose pour le général ?

Bolitho lui fit signe qu’il avait compris, et Fitch alla quérir du vin. Tout se passait comme dans un rêve. Un cauchemar, plutôt.

Aux dernières lueurs du jour, les soldats qui escortaient le général étaient arrivés sur la plage. Les marins de l’Hirondelle qui, quelques instants plus tôt, profitaient de cette relâche à terre pour bavarder et siffloter, en étaient restés muets.

Déchirés de partout, leurs uniformes rouges en lambeaux après cette marche forcée pendant laquelle ils avaient dormi où ils pouvaient, les soldats s’étaient alignés tels des animaux bien dressés. D’autres suivaient, chargés comme des mulets, et c’était miracle qu’ils eussent pu survivre avec ce barda sur le dos.

Bolitho était retourné sur la plage avec Dalkeith après avoir donné les ordres nécessaires pour accueillir à bord cette masse de passagers. Il avait regardé en silence Foley, le visage de marbre, qui attendait un lieutenant. L’officier s’était précipité vers lui. Il portait encore les couleurs du bataillon à l’épaule, son épée traînait par terre. Foley n’avait pas réussi à prononcer un mot, il s’était contenté de le prendre par l’épaule en lui montrant du menton les soldats qui se tenaient alignés le long de la lisière, l’œil éteint.

— Pour l’amour du ciel, dit-il seulement à Bolitho, faites ce que vous pouvez pour ces pauvres bougres.

Tandis que les marins s’activaient pour les aider, les dernières réserves des soldats avaient craqué à bord des canots. Quelques-uns s’écroulaient comme des cadavres, d’autres regardaient sans rien dire, le visage plein de larmes, les matelots hâlés ou leur tendaient les mains comme vers des anges salvateurs.

C’était pitié de les voir se précipiter ainsi dans les rouleaux puis dans les embarcations. Le lieutenant portait toujours les couleurs de son régiment comme il l’avait fait tout au long depuis Philadelphie. Il essayait de montrer bonne figure, mais ses yeux ne parvenaient pas à mentir. Tout en lui respirait le désespoir et l’incrédulité.

À voir le général ainsi, il était difficile de faire le lien avec la scène précédente. Blundell était un homme assez rond mais plutôt bien bâti et, hormis la boue qui salissait ses bottes, il avait un uniforme impeccable – on aurait cru qu’il sortait du repassage. Ses cheveux gris étaient coiffés, sa grosse figure épaisse venait de subir le rasoir.

Mais peu importe, il n’avait accordé à Bolitho qu’un bref regard et s’était contenté de faire transmettre par Foley ses desiderata.

Il trempa la langue dans son verre de vin et fit la grimace.

— J’imagine qu’il ne faut pas espérer mieux sur un bâtiment de cette taille, n’est-ce pas ?

Foley regardait Bolitho d’un air désespéré.

Là-haut on entendait des bruits de bottes, des ordres, le grincement des palans au-dessus des embarcations.

— Vous auriez dû mettre ces hommes au travail, déclara le général à Foley, il n’y a aucune raison de les laisser papoter comme des seigneurs dans leur château.

— Mes hommes peuvent assurer le transbordement, tenta Bolitho.

— Hmm.

Le général semblait le voir pour la première fois.

— Bien, assurez-vous que toutes les mules sont surveillées. Quelque forban pourrait avoir la tentation de les voler. Il y a un vrai trésor là-dedans. Pensez-y bien avant de me dire que vous êtes prêt à reprendre la mer.

Graves apparut à la porte :

— Tous les soldats sont à bord, monsieur, et certains d’entre eux dans un bien triste état.

Bolitho détourna les yeux, le général avait encore les lèvres humides de vin.

— Dites au cuistot d’allumer les feux, monsieur Graves. Cette frégate n’essaiera pas d’appareiller pendant la nuit, même si le vent se lève. Je veux que ces hommes aient quelque chose de chaud à avaler. Et donnez-leur du rhum, pendant qu’ils attendent. Dites à M. Lock de voir ça.

Il pensait à tous ces malheureux, aux tuniques rouges allongées devant les arbres. Et il s’agissait du détachement des hommes encore valides.

— Quand comptez-vous lever l’ancre, commandant ? demanda Foley d’une voix calme.

Ses yeux étaient pleins d’angoisse.

— Une heure après la marée haute me paraît convenable. D’après les données dont je dispose, nous aurons le courant avec nous.

D’un grand geste, le général fit voler son verre, si bien que son ordonnance en mit plein le pont.

— Quoi, qu’est-ce que j’entends ? – il se dressa dans son fauteuil. Vous pouvez appareiller dès maintenant, j’ai entendu vos hommes dire que le moment n’était pas plus mal choisi qu’un autre.

Bolitho le regarda froidement.

— Cela est vrai, monsieur, mais sur un point seulement. Si je dois attendre les malades et les blessés, ce sera pour la marée suivante – sa voix se fit plus dure. J’ai envoyé mon second avec quarante hommes leur porter assistance et je prie le ciel que nous parvenions à leur épargner davantage de souffrances.

Le général bondit sur ses pieds, les yeux fous de colère.

— Dites à ce jeune homme de partir d’ici sans attendre, Foley ! Il y a un bâtiment ennemi un peu plus haut et nous n’avons pas de temps à perdre. J’en ai assez vu au cours des derniers jours et je vous ordonne de…

— Mes ordres, coupa Bolitho, mes ordres disent que je suis responsable du transport de cette mission, mon général. Ils ne font pas de distinction entre les hommes et les trésors.

Il dut s’arrêter, la colère lui brûlait l’estomac.

— Les hommes, y compris ceux qui sont trop faibles et trop malades pour se débrouiller par eux-mêmes. N’est-ce pas, mon colonel ?

Foley le regardait, masque dans l’ombre. Il répondit d’une voix rauque :

— C’est exact, commandant. Vous avez le commandement – il se retourna pour faire face à son supérieur qui n’en revenait pas. Quant à nous, sir James, nous ne sommes qu’une cargaison.

Bolitho sortit de sa chambre. Sur le pont, l’air était plus léger et il resta près de la lisse au-dessus d’un douze-livres pendant de longues minutes. Dessous, des silhouettes s’agitaient dans tous les sens, une odeur de viande sortait de la cuisine, Lock lui-même avait dû se laisser convaincre par ces hommes affamés de lâcher quelques-unes de ses réserves.

Il entendit les bottes de Foley, mais ne se retourna pas.

— Merci, commandant. De ma part et de la part de mes hommes. Et de la part de tous ceux qui devront d’avoir la vie sauve à votre sens de l’humanité. Et à votre courage – il lui tendit la main. Vous risquez votre avenir à cause de ce que vous venez de faire, vous le savez parfaitement.

Bolitho haussa les épaules.

— Cela vaut mieux que de vivre avec de mauvais souvenirs. Quelqu’un appelait dans l’obscurité, un canot revenait de la terre.

— Je ne veux pas laisser ces hommes derrière moi – il se dirigea vers la coupée. Et en cas de besoin, je ferai passer tout cet or par-dessus bord.

— Oui commandant, je crois bien que vous en seriez capable. Mais Foley s’adressait à la nuit. Lorsqu’il arriva au bastingage, il vit le canot qui retournait à la plage, Bolitho était assis près de Stockdale qui tenait la barre. Il se tourna vers le pont. Où Bolitho allait-il bien mettre tous ces hommes ? Un craquement d’avirons, le premier canot rentrait à bord. Une chose pourtant était certaine : il trouverait de la place, cela dût-il lui coûter son commandement.

 

Armé pour la guerre
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